Delpire Editeur
Collection POCHE ILLUSTRATEUR
Ouvrage réalisé avec la collaboration du Studio Delpire, Katia Duchefdelaville et Nicolas Guignebert
144 pages // 12E
ISBN-13: 978-2-85107-268-9
Né de terre inconnue
Pour traverser la vie, j’ai décidé, très tôt, de faire de la peinture.
Il y a des choix qui ne se réfléchissent pas, des décisions réflexes, sans racine, instinctives, qui s’imposent et nous dirigent.
Peindre, c’est partir vers l’incertain, devenir son propre guide, s’encorder, pour s’accompagner au plus loin du trajet.
Certains soirs dans ma chambre, porté par le vent, j’entendais venir de la gare le bruit des machines à vapeur, je m’endormais dans l’odeur du charbon brûlé, le nez à la fenêtre, prêt à voir défiler le paysage du jour où je serais passager.
J’étais très jeune, mon père recevait régulièrement des cartes postales. Je surveillais la boîte aux lettres en les attendant impatiemment, non pas pour les timbres, mais pour leur provenance. Des îles Samoa, du royaume de Tonga, de l’archipel de Cook, de l’Afrique équatoriale française, de tous les pays lointains aux noms bizarres.
Elles étaient mystérieusement signées, en bleu, Amora.
Mon oncle, sachant ma curiosité pour ces cartes, m’avait offert une mappemonde pour situer ces pays dans leur géographie. Son cadeau est toujours dans l’atelier, pareil à un jouet dont la présence fige le temps.
Entre voisins, on allait jouer dans un terrain vague traversé par une voie ferrée. Plusieurs fois par semaine, une locomotive passait lentement, tirant des wagons sur lesquels étaient attachés des tanks, des chars d’assaut, divers engins blindés. Les neufs cachés sous des bâches partaient pour la gare, les autres, abîmés, revenaient à l’arsenal se faire réparer. On arrêtait nos jeux pour les regarder passer, inconscients des combats qu’ils allaient mener.
Quelques années plus tard, du quai de cette même gare, au milieu des feuilles de papier qui volaient au vent, soulevées par le passage du rapide précédent, je suis monté dans le train. Seul le claquement des roues sur les rails m’indiquait que je venais de quitter ma province.
Au bout du voyage, j’ai découvert le plaisir du cosmonaute posant le pied sur une autre planète, la lumière de la seconde naissance et l’odeur du métro, racine de la ville, qui accompagnait ce sentiment de liberté.
Je me suis aiguisé à la cité pour trancher ses secrets, j’ai appris que pour dessiner la façade d’un immeuble, il faut savoir ce qu’elle cache, ce qu’il y a derrière, sentir son squelette, toucher sa peau, connaître son anatomie.
Peindre n’était plus la question, forcément peindre, mais peindre quoi ?
Très vite, le thème de la terre s’est imposé. Était-ce à cause des cartes postales publicitaires de la Compagnie des moutardes Amora, ces cartes qui m’ont fait comprendre que d’autres paysages existaient ou la photographie de la boule au-dessus de l’horizon lunaire, prise le 20 juillet 1969 du module de commande orbital par les astronautes d’Apollo 11 ?
Avec l’équipage, j’aurais voulu voir la planète dans l’espace, sa circonférence, son cercle, qui fait passer la ligne d’horizon linéaire à la ligne circulaire, sur le fond noir du ciel.
Cet instantané m’a aidé à peindre notre sphère, toute nue, sans identité, dans l’immensité du cosmos. Sa représentation évoque l’universalité, la perception globale, personne n’est oublié, image du paysage extrême, le paysage des paysages dans sa totalité.
Les heures passées derrière les hublots des avions à contempler cette icône aux décors inattendus, spectaculaires, m’ont encore certifié ce choix.
J’ai dessiné ma première terre en 1970. Depuis, peinture après peinture, sans relâche, je m’exprime à travers elle, dresse son état des lieux, la terre, au coeur du sujet, éternel témoin de nos propres destins.
De loin, elle est splendide, merveilleuse et si petite… Mon Vespa en a déjà fait le tour. Aussi il est urgent de s’en approcher, de la mémoriser dans tous ses détails avant qu’elle disparaisse sous la couleur blanchâtre des serres plastifiées.
La nature cachée à l’abri des regards, abreuvée de pesticides, gonflée d’engrais, atomisée, tondue comme un condamné.
Ausculter la planète, protéger ses villes, avant qu’elles deviennent d’énormes cailloux obstruant l’horizon, habités par des humains en perte de raison.
La terre peut tout supporter, qu’il fasse chaud qu’il fasse froid, partout elle est chez elle. Les hommes disent qu’il faut la sauver, ils se trompent, elle seule peut décider de nous sauvegarder. Par ses colères, elle nous prévient qu’elle sera la plus forte, qu’elle a tout son temps, que si nous continuons à l’agresser, victimes de nos comportements, nous n’en aurons plus pour longtemps.
Et puis, il y a eu ce 5 juin 1989, à Pékin, “l’homme de Tian’anmen” ou “Tank Man”.
Un homme seul, en chemise blanche, portant à chaque main un sac plastique, qui s’est affronté et a arrêté pendant quelques minutes une colonne de chars blindés. Wang Weiling, l’homme de la place Tian’anmen, probablement exécuté.
Il a fait ressurgir brutalement de ma mémoire le souvenir des chars d’assaut auprès desquels nous jouions quand nous étions enfants, en toute ignorance, dans une totale insouciance.
Alors, à ma façon, sans vraiment en connaître les raisons, pour lui rendre hommage, par respect, par dépit ou par défi, j’ai voulu peindre avec des engins de guerre, voler leur force, les faire passer le temps d’un instant du bruit au silence, de la guerre à l’art.
Je suis retourné près du terrain vague de mon enfance, demander au directeur de l’usine d’armement qu’il me prête des chars d’assaut pour faire de la peinture.
Après quelques années de tractations et de préparations, l’autorisation m’a été accordée. Un matin de novembre à l’intérieur de l’usine, j’avais enfin mon rendez-vous.
Les différents engins blindés arrivèrent bruyamment, il faisait encore nuit, j’étais très impressionné. Les chauffeurs en tenue de travail étaient accompagnés de quelques personnes de l’usine venues participer à l’événement. Suivant les gammes de croquis préparées méticuleusement dans mon atelier, nous avons enduit les chenilles de couleurs, de peinture noir, or et argent, transformé les patins d’un tank en de lourds tampons encreurs afin qu’ils impriment leurs traces et le signe de leur passage. J’ai fait signe au chauffeur d’avancer, le char docile roulait, patinait, glissait sur la couche de peinture. L’oeuvre est ressortie à l’arrière de l’engin, sous un épais nuage de fumée dévoilant la première empreinte d’un char d’assaut sur une toile.
Découpées, tendues sur leur châssis, immenses, ces peintures sont d’une troublante légèreté, paradoxalement très belles, d’une grande précision. Cinquante tonnes ce n’est pas si lourd.
Mais leur beauté n’a pas d’importance, peindre avec des engins de guerre, amener vers l’art ce qui n’est pas fait pour ça, c’est penser que nous sommes encore dans un espace de liberté.
En 2008, à Legnica en Pologne où j’avais conçu une série de peintures avec des chars, ma liberté individuelle s’est transformée, après notre travail, en liberté collective. Les enfants jouaient, couraient autour des tanks, sous le regard des vieux qui n’avaient jamais imaginé qu’un jour ces engins puissent devenir terrain de jeux.
Dans le futur, telles les armures qui brillent dans les musées, les engins blindés seront remisés, ces peintures deviendront des trophées arrachés à l’absurdité. Souvenirs du temps où les hommes devaient se taire, le temps où pour parler ils se faisaient la guerre.
L’enfance est une tourbière qui accumule progressivement des sensations, capte les sentiments, emmagasine des impressions qu’elle diffuse au compte-gouttes tout au long de notre parcours. Nous sommes faits de ce que nous avons oublié, créer c’est aussi regarder derrière soi, saisir les imperceptibles instants, comme celui du coiffeur qui, avec son miroir, nous montre l’arrière de notre tête, satisfait de la coupe qu’il vient de terminer et dit : “Ça vous plaît ?”, et vous lui répondez, bien embarrassé, “oui, c’est parfait”.
Peindre c’est chercher dans son passé, gratter ses sentiments, jusqu’au sang, pour comprendre les forces qui nous fabriquent, l’origine de nos choix et les ponts qui nous feront traverser la vie.
Michel Granger
Qu’il s’intéresse à des timbres-poste, à des traces de chars d’assaut ou à magnifier des sculptures monumentales, toujours le regard de Michel Granger demeure ancré dans notre terre et nous-mêmes ses habitants.
La portée conceptuelle de Michel Granger est si forte qu’il est constamment sollicité par les plus grands visionnaires progressistes du monde entier, depuis les Nations unies jusqu’au fameux musicien américain Steve Kahn qui, sans jamais avoir rencontré l’homme, a depuis longtemps choisi ses tableaux pour illustrer de façon saisissante la pochette de ses disques.
Notre planète, sous les pinceaux de Granger, est plus belle que jamais. Notre chère Terre est son amie la plus intime, toujours posée au creux de sa main si immensément talentueuse, prête à se laisser transformer, avec amour et humour, en une molécule de matière cervicale, en la bulle de savon d’un enfant ou en un rocher qui semble celui de Sisyphe. Bien que tourné vers la réalité intense de notre vie sur cette planète, Granger est un maître de la touche qui transfigure, qui élève notre esprit loin au-dessus du monde matériel. Sans jamais s’éloigner de la Terre, il nous donne accès aux altitudes cosmiques les plus irrésistibles.
Jerelle Kraus
Directrice artistique au New York Times et écrivain, auteur de All the Art That’s Fit to Print (& Some That Wasn’t) : Inside The New York Times.
Pages intérieures [extrait]